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La Poésie au péril de l'Oubli

Extrait de l'Introduction

 

 

 

  Une certaine coutume voudrait que tout artiste à travers son oeuvre ait été l'expression de son temps, y trouvant même la source d'inspiration de telle ou telle particularité de son talent.
  Or les poètes dont nous tentons d'élucider le mystère présentent tous une caractéristique : chacun aura été à sa manière en lutte contre l'esprit de son temps voire à rebours des modes de son époque. Et de leur passage aux rives de ce monde, le jugement de l'Histoire aura retenu la géniale essence novatrice de leurs oeuvres.     Chacune de ces créations n'aura-t-elle pas été portée par ce souffle du renouveau où la création poétique est à chaque fois appelée à prendre un nouvel envol ?
Et c'est en songeant à leurs auteurs que la parole d'Edgar Varèse prend alors tout son sens :
« Avec le talent on fait ce qu'on veut, avec le génie on fait ce qu'on peut. »
Or tous ces poètes auront à l'évidence oeuvré à l'incessante recréation de la poésie, à la vitalité du génie de la langue.

 

  Notre propos à travers ce voyage au pays de poésie vise à saluer leur génie, le mystère de leur destinée au delà même de leurs oeuvres dont le caractère avènementiel et le geste fondateur se sont imposés à la postérité. Cette libre interprétation ne prétend pas s'inscrire dans tel ou tel genre particulier répertorié dans les nomenclatures usuelles de la littérature.
  L'auteur n'y aura voulu que faire parler son coeur, son attrait pour ces poèmes dont son « amour éveille le corps endormi », son attachement à cette constellation de grands Transparents de l'éternel génie poétique qui furent le lieu de leur inspiration. Et nous les citons ici dans l'ordre de leur apparition terrestre : Hölderlin et Novalis, Hugo et Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud Saint-John Perse et René Char.
  Ces poètes font tous écho à une nuit antérieure perçue par cette ouïe intérieure où gît le mystère de la poésie. Tous ont le sens de cette image euphonique que nous évoquons au premier chapitre où nous faisons écho à la parole du grand poète libanais Salah Stétié : poète de langue française ayant ce don unique de saisir, avec une aisance native, l'affinité élective de la voie mystique et de la voix poétique.

  A travers l'évocation de ces figures, c'est le mystère- la vocation de la poésie- qui se trouvent au coeur de notre interrogation. En ce temps où l'adoration des bergers n'est plus utile à la planète,
dévastée par la frénésie de la parole politique dévoyée et l'écran de l'image médiatique, où trouver encore le diamant scintillant de cette parole poétique sous l'écrin de sa nuit protectrice ?
  Et endormie sous son linceul de silence imposé, la poésie ne court-elle pas le péril de l'Oubli ? Sans doute pas tant que les neuf Muses ici visitées nous enchanteront ! Sans doute pas tant qu'un lecteur posera son regard aimant sur ces poètes où l'être tend à être consubstantiel à sa parole.
  Et n'est-ce pas le cas de Novalis et René Char aux extrémités du spectre de la lumière où s'animaient leurs coeurs transparents et leurs fronts de voyants ?
Aussi un songe impossible inclinerait-il, par delà leurs oeuvres et le sanctuaire de leur biographie, à saisir le fil d'or de leur être éternel, à percer le mystère de leur Je constellé de visions poétiques, le secret de leur entéléchie. Et rivés aux lèvres d'or de leur poème où le mystère se dit de n'être pas dévoilé, nous croyons voir les dieux héler un scribe pour dire leur désir de retour dans nos coeurs.
  Que d'émotions et de révolutions au plan esthétique et politique, que de révélations du mystère poétique entre l'instant qui vit la naissance de Hölderlin (1770) et celui de la disparition de René Char (1988) !

 

  Hölderlin converse avec les dieux sous la lumière d'une Grèce mythique dans son élan initial, atteint son rayon solsticial avec la période de ses Grands Poèmes qui le voit en même temps sombrer dans le soleil noir de la mélancolie et la nuit apparentée à la folie. Son immortelle bien aimée « Diotima » n'est plus là, son coeur est devenu aussi transparent que le vase de cristal où les dieux versaient leurs rayons et leurs ondes. Il s'approche encore plus,au péril du génie qui oblige, de cette nuit sacrée pour laquelle il n'y a plus soudain de parole lige de ce côté du monde.
  Il avait prophétisé ce risque inhérent au lien devenu trop intense entre le poète et les dieux. Tournoyant autour du foyer de ce mystère, il vivra sa douleur pendant plus de quarante ans entre l'hypnose de l'au-delà et l'exil d'ici-bas.

 

  La parole de Novalis vibre au souffle léger du dieu vivant, le dieu de l'amour qui le ravit rapidement au séjour terrestre et signe son retour auprès de sa fiancée Sophie qui meurt à l'âge de quinze ans et lui inspire les magnifiques « Hymnes à la Nuit ».

 

  Victor Hugo poursuit dans la même veine . « Le poète est une âme de cristal » où se reflètent les images d'un monde invisible et il vit au coeur « d'un immense écho sonore».
Le monde est plein de voix et le poète parle avec les voix d'outre-tombe où il croit entendre la voix de sa fille Léopoldine dont il apprit la noyade en lisant la presse. Il se redresse de toute sa hauteur visionnaire et toise le nouvel empereur qui avance masqué après l'échec du peuple sur les barricades de 1848.

  Animé par une haute conscience historique, il descend dans cette arène politique qui sent l'intrigue, la poudre et l'odeur fauve de l'ambition. Il résiste à l'illusion positiviste exprimant sa foi dans le progrès mais aussi et en même temps dans le poète qui « ne sera jamais l'écho d'aucune parole si ce n'est celle de Dieu ». Comme les deux génies de langue germanique qui le précèdent son lien à la Nature et au Cosmos est prééminent et le lien de l'âme humaine à l'âme du monde est indéfectible.

 

  Baudelaire est encore habité par la croyance au ciel et à l'enfer, voire à cette vie antérieure qui est le sujet de l'un de ses célèbres poèmes mais annonce ce moment de rupture décisive avec le passé en devenant le chantre de la ville et de la modernité.
Sa mélancolie procède de la fêlure dont il sent son âme atteinte. Il est le poète qui au coeur de son siècle matérialiste aura osé exprimer son désaccord et dire que « La poésie doit nier le réel ».
Il vénère encore l'Azur que Mallarmé voudrait rejeter, s'écriant:

 

« Le ciel est mort- Vers toi, j'accours

Donne, ô matière

L'oubli de l'Idéal cruel et du Péché

Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L'Azur ! L'Azur ! L'Azur! L'Azur. »

 

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